À première vue, ce prodige semblerait convenir à l’appétit consumériste de notre société, même refréné par la pandémie. Nous pourrions croire ainsi que Jésus est venu assouvir la faim et combler le manque. La faim du ventre et le manque du bien-être. Mais on le sait, l’abondance de biens ne profite pas à tous. Les famines incessantes et les dégâts de la malbouffe attestent de part et d’autre d’un grave dysfonctionnement dans la marche de notre monde. Que penser de cette prolifération des pains et des poissons ? Pourquoi le Christ, cet affamé anonyme qui fait face à la faim du monde, s’érigerait-il soudain en père nourricier des nations ? Reprenons le fil du récit.

Je relève trois détails. Le premier : Jésus guérit avant de nourrir. Mû par la pitié, il agit comme sans doute chacun de nous le ferait à sa manière. Il remet sur pied le corps brisé pour signifier d’abord que chacun gagne à être connu et reconnu en sa digne humanité. Les plus petits, les infirmes ont sa préférence. Gardons-nous de trop vite l’oublier ! Les petits sont les bénis du Père, les privilégiés du Royaume : Jésus est venu en priorité pour eux.

Deuxième détail : à aucun moment Jésus ne multiplie les pains. Le mot n’est même jamais employé dans les Évangiles ! C’est la bénédiction, c’est-à-dire la bonne parole prononcée au bon moment, qui nourrit en abondance. Jésus ne fait pas de miracle surnaturel. Il n’est pas un magicien. Il bénit simplement le pain, il donne du sens à ce qui a été pétri de main d’homme et qui, comme toute chose créée, appartient à Dieu. Il faudrait appeler ce texte « la bénédiction des pains ». Nous trouvons là le sens du bénédicité que l’on prononce sur le pain avant de manger, comme pour dire qu’il ne s’agit pas de se bien remplir le ventre mais de recevoir, avec la nourriture, une parole venue d’ailleurs et qui est, elle aussi, une nourriture. Cinq pains et deux poissons, ce n’est pas grand-chose. C’est la bénédiction qui fait la différence. De ce peu surgit l’essentiel. Comme quelque chose qui nous est donné parfois à notre insu, même si cela peut passer par nous. Rappelez-vous cette phrase extraite du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry : « L’essentiel est invisible pour les yeux. […] C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante[1]. » Ici, le peu prend une importance insoupçonnée : cinq pains et des deux poissons seulement contre l’abondance qui ne laisse plus de place à l’inattendu. Un simple repas comme tant d’autres avec cinq pains et deux poissons à manger comme les autres jours. Un presque rien qui circule par les mains des disciples et qui nourrit. Ces petits pains étaient du pain perdu d’avance. Ils deviennent pain de vie tombé du ciel.

Troisième détail : il y a des restes. Ah ! La fameuse gestion des restes qui assoit la réputation du bon cuisinier ! Il reste donc douze paniers pleins : tout n’a pas été consommé parce que le but n’était pas de s’empiffrer mais de se nourrir. Tous sont rassasiés, aucun n’est gavé. Jésus distribue le manque de ce presque rien, le dérisoire, et c’est ce dérisoire qui nourrit. Une nouvelle abondance naît avec ces restes, qui ne sature ni ne gave, des restes que l’on peut offrir aux autres non comme superflu mais comme partage du peu qui nous a été donné au départ. Ceux qui ont connu la faim ou les affres douloureuses du manque sont ceux aussi qui, le plus souvent, savent donner. Plus que d’autres, ils connaissent, eux, le prix du pain. C’est le miracle du presque rien contre le mirage du trop-plein.

Ce récit biblique n’a donc rien à voir avec nos fameux repas partagés tirés du sac. Ces derniers sont encore à l’image de notre société de consommation surabondante. Je ne dis pas que cela n’est pas bien, je dis que cet épisode biblique raconte autre chose. Car cette foule a été invitée à partager de son manque, non de son superflu. Ce qui reste n’est pas ce qui a été rapporté en trop puisqu’il y avait trop peu au départ. Ce qui reste, c’est le fruit du si peu, don de soi pour l’autre. Ce qui reste sort de la main des disciples et non de Jésus ! Il faudrait appeler ce texte non pas la multiplication des pains mais la multiplication des mains ! Jésus dit à ses disciples : ce que je vous remets, ce n’est pas l’abondance, c’est le dérisoire, le presque rien. Ce que je vous remets, ce sera toujours cinq pains et deux poissons et rien de plus. Mais avec cela, vous saurez vous débrouiller pour changer le monde. Les disciples se trouvent dans un joyeux pétrin, leurs mains malaxent la pâte, et le Christ est le levain. Le véritable prodige, c’est le geste des mains ouvertes qui fait de chaque disciple un compagnon, c’est-à-dire quelqu’un avec qui l’on partage le pain. Mais ce geste n’a de sens que s’il révèle une réalité plus grande.

Le Christ te dit : je ne t’ai pas remis beaucoup de force et de courage, toi qui es souvent abattu et affamé, mais ce presque rien de force et de courage qui est là, en toi, ne le retiens pas, laisse-le s’échapper de tes mains, offre-le aux autres comme le seul bien que tu ne puisses retenir. Ainsi, de ton peu, tu nourriras les affamés. Tu recueilleras quelque chose qui ne vient pas de toi et qui sera à la fois grâce et bénédiction.

Le voici, le miracle : il arrive parfois que de donner ce dont nous sommes presque dépourvus, cela soit pour d’autres une nourriture qui fasse vivre. Oui, ouvre les vannes de ton cœur. Laisse sourdre « le fleuve comestible » de la générosité, du partage, du don de soi. Tout ce qui n’est pas donné sera perdu. Non ! Tout ce qui n’est pas donné est déjà perdu.

Rochetoirin, samedi 1er août 2020

 (18e dimanche du temps ordinaire, année A)

Père Sylvain Gasser, aa

[1] Chapitre XXI.