Chers amis,

Imaginez l’entrée de Jésus à Jérusalem, telle qu’elle nous est rapportée dans les évangiles. Il est accueilli par des personnes attendant le Messie et espérant le salut comme nous. Si je vivais à cette époque-là, ou simplement si ce Jésus venait aujourd’hui faire son entrée à La Tour-du Pin, je serais sans doute dans cette foule qui va l’accueillir. Mais qu’est-ce qui me ferait courir ? Je serais là peut-être parce que ma famille y serait allé et que je ne me vois pas vivre sans elle. Je serais là peut-être par curiosité, pour voir ce Nazaréen dont la renommée draine des foules et qui a accompli de nombreux miracles, en espérant qu’il réalise quelques guérisons et apporte la solution miraculeuse à mes problèmes. Je serais là peut-être dans l’espoir que ce Jésus donne le salut à notre humanité, surtout dans un contexte comme celui de la pandémie du coronavirus. Je serais là pour chanter moi aussi : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ». Je serais de celles et ceux qui crieraient le plus haut possible au Fils de David : « Hosanna », « sauve, de grâce » !

Cette foule, je l’admire. Il y a de l’enthousiasme, de la joie et même la foi ! Par ma petite foi, je suis heureux d’en faire partie. Son espoir est probablement exagéré ? Je n’en sais rien. En tout cas, j’aperçois là des personnes qui proclament et croient, au moins en ce moment-là, que Jésus est le Fils de David, qu’il est le Messie attendu. Ils le crient à haute voix, dans la rue, sans honte, sans craindre les puissants adversaires de Jésus qui dirigent depuis Jérusalem. On me dira qu’ils ont eu cette audace parce qu’à leur époque c’était possible ? Mais qui a dit que ce n’est plus possible aujourd’hui… ? De toute manière, j’admire ! Et alors… dans ma prière je demande la grâce de rencontrer, moi aussi, ce Jésus ; pas physiquement bien sûr, mais spirituellement. Je suis prêt à me prosterner devant lui. Je voudrais le voir, le connaître, proclamer qu’il est présent, qu’il est capable de me sauver, qu’il me sauve et qu’il est « le sauveur du monde » (Jn 4,42).

Seulement, cette foule est versatile ; et je le suis aussi avec tous les autres. Quand le Nazaréen réalise des prodiges et donne des solutions aux problèmes qui se posent, nous l’acclamons. Et nous le cherchons encore, nous faisons tout pour qu’il continue de répondre à nos besoins. Nous chantons « Alléluia ». Nous nous disons ses amis, ses disciples, ses serviteurs ; nous sommes chrétiens ! Nous multiplions les louanges, les génuflexions, les dévotions, etc. Parfois, nous pensons même qu’il faut nous éloigner des autres : « ces païens ! », ou ces « hommes de peu de foi ! ». Mais, lorsque l’adversité vient titiller notre vie, nous sommes perturbés : nous courons, nous multiplions les demandes, les jeûnes, nous allons voir tel ou tel qui, d’après nous, sait mieux intercéder, celui que Dieu écoute plus facilement. Notre propre prière ne vaut plus grand-chose, notre foi vacille. Si là où nous sommes allés chercher la solution rien ne marche, les questions commencent à prendre le dessus : Qu’ai-je fait au bon Dieu ? Pourquoi m’as-tu abandonné ? Où est Dieu ? On râle. On arrive même à lui tourner le dos, on réclame qu’il soit crucifié, qu’il disparaisse.

Vient alors la Passion de Jésus. Des contestations, des moqueries, des insultes, des coups, et le supplice de la croix avec son sang qui est versé. Les bourreaux sont contents, ils font la fête pour avoir infligé la souffrance et la mort à celui qui les dérangeait, celui qui ne correspondait pas à leurs idées, ni à leur soif de solutions immédiates et spectaculaires. Nous sommes aussi dans la foule qui encourage les bourreaux ou qui participe activement à leurs cabales. Nous donnons de la voix pour condamner, pour crucifier, pour éliminer ; et après on se congratule. Mais notre conscience nous fait de vifs reproches et ne nous laisse pas en paix. Car nous sommes là actualisant la souffrance du Christ par celles que nous infligeons à ces plus petits que sont ses frères, par notre méchanceté, notre orgueil, notre égoïsme, notre parole incendiaire, nos décisions et attitudes qui privent la vie et la joie aux autres ; mais aussi nos pensées mauvaises qui, à la manière de ces virus qui tuent, sont invisibles mais très nuisibles. Seigneur, pardonne-nous !

Ayant éliminé Dieu, nous prenons nos responsabilités (ou nous prétendons les prendre !) en nous référant à ce que la raison seule nous dit, proclamons-nous, alors que nos sentiments dominent. On est vite rattrapé dans une nouvelle religion où se pratique le culte et la dictature de la rationalité et de nos sentiments. On a éliminé Dieu, mais on a fabriqué des idoles. Alors on entend les foules préférer Barabbas et s’engager à servir l’empereur romain et donc ses dieux aussi. Aujourd’hui, on entendrait la foule crier à Pilate : « Crucifie- le, ce Jésus. Nous, nous avons les sciences, la technologie, l’organisation, la politique, les finances, les armes, etc. Nous explorons, nous maîtrisons, nous dominons… ». Si bien que, d’après cette foule, le monde peut bien aller sans Dieu ; et l’on y voit de nombreuses personnes « sans foi ni loi ». C’est la jungle, où l’on va même jusqu’à exploiter la nature comme on veut, pris par le tourbillon d’un consumérisme sans précédent et éhonté. Sauf que la nature vient souvent reprendre ses droits, et quand cela arrive, on se rend compte finalement que nous sommes bien petits et fragiles, tellement fragiles qu’un microbe, minuscule et voire microscopique, est capable de nous faire déserter nos lieux de rencontre et d’épanouissement habituels, pour nous confiner dans nos appartements et nos maisons.

Mais Dieu continue de croire en l’homme, de lui faire confiance. Il nous laisse libres, mais il est miséricordieux et il compatit à nos souffrances. Il pardonne nos égarements. Alors, il vient à nous, par son Esprit Saint, qui nous éclaire. Comme l’enfant prodigue rentre au fond de lui-même et réfléchit, il nous arrive aussi de reconnaître la pertinence pour nous de ce que Jésus a dit à ses disciples : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5), « je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Il nous arrive de dire comme le psalmiste : « Le Seigneur est mon berger » (Ps 22) ! Oui, viens Seigneur me révéler ma petitesse et ton infinie miséricorde.

Aujourd’hui encore, il vient. Il sait qu’il est le Serviteur souffrant. Il sait vers où il avance : la passion, la croix et la mort qui sera un passage, une Pâque. Douloureuse expérience qu’il accueille courageusement, par amour pour le Père et pour les hommes. De l’âne, de sa monture, il descendra, comme le bon Samaritain qui va se pencher sur l’homme blessé. L’humiliation de la Passion le rend plus proche de tous les malheureux qui n’en peuvent plus : tous ceux et celles qui sont réduits à la misère, ceux et celles qui souffrent de la maladie et de la solitude ; mais aussi les très nombreux chrétiens qui témoignent de leur foi jusqu’au martyre. Sur la croix, les bras étendus de Jésus rassemblent tous les humiliés de la terre.

Véritable martyr reconnu comme tel par les premiers chrétiens, il est le témoin de l’amour de Dieu plus fort que la mort. Lui qui est de condition divine, il choisit de descendre dans la nature humaine. Défiguré par la violence des hommes, il va être transfiguré par le Père puis élevé dans la gloire. Désormais toute langue pourra proclamer : « Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père ». C’est pourquoi, aujourd’hui encore nous soulevons et brandissons nos rameaux pour signifier que nous engageons nos milieux de vie ainsi que cette belle nature avec toutes ses richesses et nos pauvres corps, à désirer la venue du Seigneur qui inaugure une vie nouvelle ; nos rameaux disent aussi notre engagement à l’action de grâce, à la louange, mais aussi à accompagner Jésus, comme Simon de Cyrène, dans l’actualité de sa Passion. Enfin nous voulons garder ces rameaux dans nos maisons pour faire de ces dernières des lieux où nous accueillons Jésus, afin que nous puissions baigner dans son amour et aller le répandre partout au monde.

En union de prière avec tous les chrétiens du monde entier, nous allons vivre cette semaine sainte en communion avec le Christ ; nous suivrons Jésus sur le chemin du Calvaire. Sa mort, le vendredi saint, n’est pas un point final. Elle est un « passage » de ce monde vers le Père. C’est ainsi que Jésus est venu nous ouvrir un chemin qui permet à toute l’humanité d’entrer dans la gloire du Père et la vie nouvelle. Les uns avec les autres nous chanterons et nous proclamerons : « Souviens-toi de Jésus Christ ressuscité d’entre les morts. Il est notre salut, notre gloire éternelle ».

La Tour-du-Pin, ce 5 avril 2020
Père Sébastien