Les miracles s’enchaînent. Après l’étonnante prolifération de pains et de poissons, voici l’impressionnant récit d’un homme marchant sur les eaux. Que penser de ce prodige qui dépasse toute explication humaine ? Avons-nous besoin de signes surnaturels pour activer notre foi ?
Jésus marche sur la mer. Constatons d’abord que Jésus marche. Sans arrêt, il marche. Il va ici, et puis là. Il passe sa vie à marcher. Sur terre, sur mer. Peu importe, il marche ! On dirait que le repos lui est interdit. Rien ne se remet de son passage et son passage n’en finit pas. Il garde une foulée d’avance, et sa parole est comme lui, sans cesse en mouvement, sans fin dans le mouvement de tout donner d’elle-même. C’est en marchant qu’il parle. Ses récits ont un corps et son corps se déplace. Il parle avec ses pieds autant qu’avec sa bouche. Ses pas empruntent un chemin inconnu de tous si bien que peu osent le suivre. Pas étonnant que sur les flots, les plus téméraires perdent pied. Pas étonnant que dans le couloir de la mort qui le mène au Golgotha, il franchisse seul le dernier chemin d’humanité. Jésus annonce que « là où il va » personne ne pourra le suivre. « Là où il va », nous ne pourrons aller autrement que lui : seul – comme à un rendez-vous.
Le Christ marche donc sur les flots. Ce n’est pas tant ses pieds qui défient les lois de la pesanteur que cette marche qui se poursuit et cet appel lancé à le suivre, même là où cela semble impossible. « Viens ! dit-il à Pierre. Tu veux marcher à ma suite ? Inscris tes pas dans les miens. Qu’attends-tu ? Viens. » Alors, Pierre s’exécute. Par bravade, comme pour être envié des anges et des oiseaux ! Il va faire l’amère expérience, une de plus, de ses limites humaines. Pris de panique, pétrifié, il perd pied et plonge. À nouveau, il va mesurer ses éternels faux-pas dans sa relation au Christ. Face à l’adversité, le disciple est bien faible ! Que Jésus vienne à manquer et la fermeté de sa foi tangue comme une coquille de noix dans la tempête. Que Jésus marche sur les eaux, et la force de sa foi se trouve engloutie par l’effroi. « C’est un fantôme ! »
« Alors, Jésus lui tendit la main. » La main qui se tend est à la hauteur de la peur qui le poigne. Elle seule permet de ne pas tomber au dehors, de ne pas plonger dans les eaux de la mort, de rester soi-même, mais aussi de voir l’autre comme l’ami qui sauve et non comme le fantôme qui terrifie.
« N’ayez pas peur ! » Vivre dans la barque qui est l’Église, continuer à être secoués par des vents contraires peut effrayer au point de ne plus reconnaître Celui avec qui nous marchions naguère tranquillement, sur les chemins de terre. Si nous n’avons foi que dans des principes bien établis, des recettes toutes faites, des catégories, des commandements qui ne sont souvent que le résultat de la peur des hommes, si nous craignons de voir la Bonne Nouvelle semée en pleine terre ou jetée à plein vent, si nos réactions ecclésiales comme nos réactions de foi se transforment en dogmatisme, ce n’est pas l’Évangile que nous annonçons, c’est notre peur que nous transmettons, celle de voir s’écrouler une construction que l’on croit encore belle et solide (jusques à quand ?), des valeurs que l’on considère intangibles, une vérité que l’on oublie de revisiter. Notre foi est élan et force dans la mesure où elle saisit la main de l’inconnu qui marche vers nous sur des flots déchaînés. Notre foi traduit notre fierté dans la mesure où nous n’avons plus peur de nous mouiller.
Oui, il faut une Église qui n’ait pas peur d’un monde qui bouge, qui n’ait pas peur d’une humanité bouleversée, qui n’ait pas peur de sortir la nuit, qui n’ait pas peur de visiter ses périphéries, (faut-il qu’elles ne soient présentes au cœur de nos assemblées qu’aux jours d’enterrement ?), qui n’ait pas peur des fragilités de l’homme, qui n’ait pas peur des surprises de Dieu, bref, qui n’ait pas peur de fouler les flots incertains de nos terreurs.
Opposons à l’univers rapace, étriqué et banal que nous voyons évoluer sur terre, univers où l’on se méfie, où l’on ne croit pas à la présence du bien, où l’on veut des preuves, où l’on impose des cautions, où l’on souscrit des garanties, où l’on calcule au plus juste, opposons à ce monde inflexible l’immense ronde de la confiance. Ne demandons rien sinon d’être dans la confidence de Celui en qui nous plaçons notre propre confiance. « Confiance ! C’est moi ; n’ayez pas peur ! » Entendons-nous cette voix ? Il ne s’agit pas d’une croyance mais d’une connaissance. Dans le domaine périlleux de la foi, on ne sait jamais où l’on pose ses pieds. Le riche tapis de la foi est tissé d’inquiétudes mais nous traverserons libres le clair-obscur de l’existence en nous abstenant de poser des conditions. La vie dans la connaissance, autrement dit, la capacité que nous avons d’aimer et d’être aimés, exige une lutte sans fin. La toute confiance n’est pas sans évoquer l’errance et l’exil, la force et la fragilité, l’envol et l’enracinement, la lumière et la ténèbre, la joie de vivre, la ferveur, l’élan. À chacun de lire les traces des pas du Dieu passant dans lesquels on aventure ses propres pas dont le plus radical demeure l’amour mutuel : « Aimez-vous de l’amour dont je vous aimés » (Jn 13, 34).
À bien réfléchir, je trouve que Pierre, quoique transi de ses peurs fantomatiques, n’a pas démérité. Dieu appelle sans doute beaucoup d’hommes et de femmes qui n’écoutent pas. Lui au moins a entendu une voix et lui a obéi. Ce mérite est lié à sa nature impulsive, réactive qui le presse à être toujours le premier à dire « Je suis là », un peu comme l’insupportable premier de classe qui lève toujours le doigt en premier. Là réside le miracle d’un homme qui sait écouter de tout son être, corps et âme unis dans un même élan joyeux. Il plonge dans les eaux nocturnes et découvre sa nuit intérieure. Il comprendra qu’avec sa confiance excessive il lui faudra concilier la lucidité. Il comprendra, et nous comprendrons avec lui, que seule la confiance gratuite, celle du petit enfant dans les bras de sa mère, celle des amoureux enlacés, celle des amis fiables, nous ouvre à la bonté de Celui dont nous sommes issus. Ce don de soi, cette générosité-là, fuit la méfiance et s’abstient de demander des comptes, car, à la fin, nous aurons tous à en rendre.
La Bâtie-Montgascon, dimanche 9 août 2020
(19e dimanche du temps ordinaire, année A)
Père Sylvain Gasser, aa